Fraternité et christianisme (à lire dans « La Vie »)
SOURCE : journal « La Vie » du 14 février 2019 (Lire l’article sur le site internet du journal)
Fraternité et christianisme : Les frères, ces “fils du ciel”
Il y a quelques jours, Louis, 25 ans de rue, appelle Étienne Villemain. Il veut en finir. « Qu’est-ce qui fait que je lâche tout pour le consoler, s’exclame le fondateur de Lazare, une association qui organise des colocations entre personnes sans-abri et jeunes professionnels. Louis, c’est mon frère ! J’ai du mal à l’expliquer ; quand il pleure et que je le prends dans mes bras, ce sentiment de fraternité est très fort. Je le dis d’autant plus que j’ai un frère jumeau. C’est un lien presque charnel. Louis me révèle qui je suis vraiment, il me montre aussi mes limites. Je suis là pour lui. Lui est prêt à donner sa vie pour moi. » Quelle est donc cette fraternité qui surpasse les affinités mais aussi, nous le savons bien, peut déchirer les familles d’une déchirure cependant jamais assez nette pour que le lien ne soit définitivement rompu ?
« Tous les hommes sont mes frères »
« Dans la famille comme dans un sens plus large, la fraternité est un lien objectif et essentiel », explique le dominicain Adrien Candiard, auteur d’À Philémon (Cerf), qui vient de paraître. La relation n’est pas choisie, contrairement à l’amitié avec laquelle elle est parfois confondue. C’est un fait reçu ! Mais de qui ? Nous voilà immédiatement renvoyés à la question de la paternité. « Je ne vois pour ma part où trouver, ailleurs que dans le mythe, de quoi répondre à cette question : pour être frères, de qui les hommes sont-ils les fils ? écrivait ainsi la psychanalyste Marie Balmary en introduction de son essai la Divine Origine (Grasset, 2014). Être des simples habitants de la même planète ne nous rapproche nullement : nous voyant tous si différents et nombreux, nous pourrions bien n’être plus sur cette terre que des rivaux. Si pourtant nous sommes bien les enfants d’un même lieu, ce ne peut être que du ciel au sens où ce mot signifie partout : le séjour du ou des dieux. Frères, nous ne pourrions l’être plus qu’en nous reconnaissant d’une façon ou d’une autre « fils du ciel ». »
C’est donc au nom du Père que les chrétiens se disent frères de tout homme. « Je reconnais par là que j’ai, vis-à-vis de chacun, une relation constitutive – celle de fils de Dieu – que je ne peux pas oublier, précise le père Adrien Candiard. Bien sûr, tous les hommes ne reconnaissent pas Dieu, mais moi qui le reconnais, je considère que tous les hommes sont mes frères. » Pour Honorine Grasset, membre des Foyers de charité, en communauté à Châteauneuf-de-Galaure (26), cette certitude d’être un enfant aimé du Père implique un comportement tout aussi bienveillant. « À partir de cette relation qui préexiste, comme chrétienne, vais-je avoir ce regard d’amour sur l’autre ? » Si la fraternité nous est donnée, il faut sans cesse la recevoir. « Je suis rentrée à 23 ans dans un foyer composé d’hommes et de femmes que je n’ai pas choisis, venant de milieux sociaux divers et ayant reçu des éducations parfois opposées. Je peux vous dire que la fraternité est un combat, sourit la consacrée. Elle nécessite un don de soi qui dépasse le premier attrait. Nous ne sommes pas un club d’amis ! »
Les trois fratries de la genèse
La lecture de la Bible vient d’ailleurs briser nos illusions romantiques : dès la Genèse, trois fratries sont là pour nous rappeler à quel point le frère peut haïr. « À chaque fois, c’est la relation au père qui est en jeu », souligne Adrien Candiard. Caïn tue Abel par jalousie ; il pense que Dieu le préfère. Jacob et Esaü, quant à eux, manquent de s’entretuer pour capter la bénédiction du père. Quand leur relation s’améliore, ils se demandent pardon mais vivent loin l’un de l’autre. « La fraternité progresse de récit en récit », décrypte le dominicain. Le troisième modèle présenté est celui de Joseph et de ses dix frères. Jacob, leur père, préfère ce petit dernier. Alors, les autres le vendent. Jalousie encore. Une fois devenu vizir du pharaon, il sauve la vie de toute sa famille et les fait venir en Égypte. Mais leur père meurt et les dix frères craignent que Joseph ne se venge. « Vous aviez voulu me faire du mal, Dieu a voulu le changer en bien », les rassure-t-il (Genèse 50, 20). Pour Adrien Candiard, « ce que nous montre ce récit de la Genèse, c’est que la jalousie dans le rapport au père n’est pas une fatalité. Celui qui est jalousé peut pardonner ».
Étienne Villemain, qui vit depuis plusieurs années dans l’Oise avec sa famille dans une maison qui accueille des personnes de la rue pour un temps de répit, sait lui aussi les difficultés concrètes de cette relation si particulière et la force du pardon. « Nous sommes infidèles, fragiles, incapables, pauvres par nature, je le mesure tous les jours ! Mais l’important c’est que Dieu nous donne la grâce. Entre frères, on peut faire des erreurs, on se demande pardon, on reste frères. » Tel un ciment, les pardons répétés solidifient la fraternité. « Quand on vit en communauté, celui avec qui l’on se brouille le soir, on le retrouve le lendemain au petit déjeuner, témoigne Honorine Grasset. Le pardon, c’est le désir de remettre à l’ouvrage, de continuer avec l’autre. » Au jour le jour, la consacrée souligne l’importance d’une contrition explicite. « J’ai moi-même été édifiée par des hommes et des femmes qui vont se mettre en dessous pour demander pardon, sans chercher à savoir qui avait raison ou tort, témoigne-t-elle. Le pardon demande de sortir de la logique de gagnant ou de perdant pour avancer ensemble, d’autant plus que nous sommes inégaux dans notre capacité à faire face aux conflits ou à la frustration… »
Une quête de sens au-delà du confort
Alors que l’amitié peut se vivre, consciemment ou non, sur le mode du donnant, donnant, la relation fraternelle ne peut s’y enferrer. « Un frère, c’est quelqu’un avec qui nous ne sommes jamais quitte », résume Adrien Candiard. La dette que nous avons à son égard ne peut être remboursée, il faut donc sortir de cette logique, au risque d’ailleurs que la fraternité devienne un fardeau. « Plus que vouloir régler tous les problèmes de mon frère, l’important c’est de pouvoir lui signifier : « Je suis là, je sais que tu existes » », préconise le religieux dominicain. Gratuité et visibilité rejoignent alors l’actualité. Pour le prêtre, « le port du « gilet jaune » exprime cette envie de se rendre visible. Derrière se trouve ce questionnement : est-ce que quelqu’un sait que j’existe ? »
Les campements qui se sont montés sur les ronds-points expriment bien cette joie de se retrouver, d’avoir de l’importance aux yeux des autres. Étienne Villemain, qui côtoie les plus démunis, est le témoin de cette quête de sens qui va au-delà du seul confort matériel. « Les familles sont éclatées, les gens disent leur malaise et leur souffrance, ressent-il. Augmenter le RSA, c’est bien, mais c’est un pansement sur une jambe de bois ! C’est toute une société qui crie : « J’ai soif ! » Il nous faut retrouver du sens et des racines. » Or selon Adrien Candiard, « la politique exprimée dans les termes de l’économie et du droit a du mal à répondre à ces aspirations ». La fraternité n’est pas soluble dans un système où tout se marchande.
Laurence DESJOYAUX
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